Et si on arrêtait de basher les ESN ?

Et si on arrêtait de basher les ESN ?

Cela fait plus de 25 ans que je travaille en ESN (chez ASI) et j’y ai trouvé et y trouve toujours un réel intérêt. Alors je suis parfois fatigué par le “shitstorm” récurrent (parfois justifié il faut bien le dire) qu’on peut lire et entendre à propos des ESN … C’est d’ailleurs une énième remarque adressée sur les réseaux sociaux à un débutant en galère (“Ne va surtout pas dans une ESN”) qui m’a incité à proposer un retour d’expérience sur mes années d’ESN au Camping des Speakers. Alors quand l’équipe d’organisation a suggéré que ça ferait un beau sujet de table ronde, je n’ai pas hésité une seconde, même si je n’avais jamais eu l’occasion de participer et encore moins d’animer une table ronde !

Cette table ronde était une belle occasion de rétablir un peu l’équilibre et proposer une vision plus nuancée des ESN, en se concentrant sur l’expérience ESN pour les devs (au sens large) de ces ESN. Les débats sur les méthodes de certaines ESN avec leurs clients n’étaient donc pas au coeur de cette table ronde.

Pour cette table ronde j’ai convié cinq intervenantes et intervenants sélectionnés parmi les speakers du Camping des Speakers et qui ont gentiment répondu à mon appel. Toutes et tous ont vécu des expériences différentes des ESN, globalement positives, mais lucides sur les problèmes qu’on peut rencontrer dans les ESN. Dans l’ordre alphabétique :

  • Sébastien Blanc a commencé sa carrière en 2004 par 8 années en ESN qu’il a adorées, essentiellement aux Pays-Bas et un peu en France. Il est aujourd’hui developer advocate chez Aiven.
  • Agnès Cardin est passée par des ESN, grandes et petites (avec de bons souvenirs et d’autres plus mitigés), et dans des startups. Elle est aujourd’hui développeuse chez iAdvize.
  • Kévin Dunglas a beaucoup travaillé en tant que freelance, en particulier avec des ESN. Il a finalement fondé sa propre ESN sous forme d’une SCOP, Les-Tilleuls.coop.
  • Sylvain Gougouzian a plutôt fait le chemin inverse : passé par les cases agence web, startup et freelance, il a rejoint depuis quelques mois une ESN, Zenika, après 17 ans de carrière !
  • Solène Lapouge, ancienne soigneuse en parc zoologique, est fraîchement sortie d’une reconversion dans la tech. Et c’est une ESN, Apside Top, qui lui a donné sa chance pour sa première expérience dans le secteur de la tech.
  • Et donc moi-même, Olivier Thierry, expert technique chez ASI depuis plus de 25 ans maintenant, quasiment le début de ma carrière.

La table ronde s’est déroulée au bord de la piscine, camping oblige, et s’est articulée en trois parties :

  • Quels sont les intérêts de travailler en ESN ?
  • Quels sont les inconvénients des ESN ?
  • Comment définir une bonne ESN ?

Voici dans les grandes lignes ce qui s’est dit pendant cette table ronde. En ne perdant pas de vue qu’une ESN reste d’abord une entreprise et que les expériences peuvent varier en fonction des entreprises et des personnes.

Les intérêts de travailler en ESN

C’est un point sur lequel les personnes autour de la table sont unanimes : le gros intérêt de travailler dans une ESN réside dans la diversité des missions, sur les technologies, les secteurs d’activité, les tailles d’entreprise, les envergures de projets, les rôles joués, etc… Les ESN permettent de se tester pour trouver sa voie, d’apprendre “non seulement la techno mais le métier” (Sébastien), le travail en équipe, l’organisation. À ce titre elles constituent un lieu idéal pour débuter une carrière dans la tech, “apprendre le métier”, “découvrir la vraie vie” à la sortie de l’école. Pour Sébastien, qui changeait de mission tous les deux ans, il avait l’impression de changer de travail sans changer de boîte. Cet aspect diversité des missions fait également des ESN un bon terrain de jeu pour celles et ceux qui n’aiment pas la routine, qui craignent de tourner en rond. En comparaison, chez des clients finaux on est souvent confiné dans des rôles et “coincé” dans des technologies.

Cette diversité de missions peut exister également en freelance, mais le statut de salarié dans une ESN offre des avantages sociaux (droit au chômage, meilleure prise en charge de la maladie, …) et, non négligeable, un salaire en période d’intercontrat ! Un CDI rassure également les banques le jour où on veut se lancer dans un achat immobilier. Enfin, comme le font remarquer Sylvain et Kévin, quand on a un profil très technique, qu’on n’aime pas faire du commerce, de la comptabilité, de l’administratif, on peut s’appuyer sur les fonctions de supports d’une ESN dont c’est le métier et se concentrer sur ce qu’on aime : la techno. Avec évidemment une contrepartie : l’ESN se fait sa marge sur notre travail !

Un autre point qui est revenu à plusieurs reprises pendant cette table ronde est la possibilité en ESN de s’appuyer sur une communauté technique, des spécialistes dans différentes technos, des collègues qui pourront intervenir en support sur les problèmes qu’on rencontre sur un projet, nous aider à monter en compétence sur une nouvelle techno, etc… Cet accès à une communauté technique est en particulier important pour les juniors qui trouveront dans une ESN un cadre pour monter en compétence. Cette expertise peut exister chez le client, mais pour Sylvain elle est plus difficile d’accès car, en mission, en étant facturé et en devant à ce titre une certaine qualité de service, on a parfois la crainte de se mettre en situation de faiblesse en reconnaissant ignorer la réponse à une question.

Parmi les autres points, Kévin a évoqué l’adaptation à la vie perso. Dans la vie de chacun d’entre nous il y a des périodes où on a envie de relever des défis, d’autres où on veut plutôt rester dans sa zone de confort. En fonction de l’envie du moment, une ESN peut proposer une mission confortable, de longue durée sur une techno déjà maîtrisée, ou une mission plus “challengeante”, sur une techno qu’on découvre, un environnement nouveau et une pression qui peut être stimulante. Et sans pour autant changer de boîte !

Enfin Solène a souligné un point plus personnel : la chance laissée aux juniors, en particulier aux profils en reconversion. Dans son parcours de reconversion (dont elle a fait une superbe keynote le deuxième jour du Camping des Speakers !) seules des ESN ont cru en son projet et ont accepté de “faire un bout de chemin ensemble”. Les autres entreprises recherchaient des profils déjà expérimentés. C’est une impression que j’ai également, voyant peu de profils en reconversion chez mes clients (grands comptes) alors qu’on en accueille beaucoup, avec bonheur, chez ASI.

Les inconvénients des ESN

Une réputation colle à la peau des ESN, celui d’être des “marchands de viande”. Un terme dont on affuble ces ESN qui vous place en prestation chez un client, parfois lointain, sans vraiment vous demander votre avis, sans plan de carrière, et n’ont de contact avec vous qu’une fois par an quand il faut renouveler le contrat. Le hasard peut découler sur une bonne mission dans laquelle la personne s’épanouira. Mais l’inverse peut aussi être vrai, et dans ce cas l’expérience ESN n’est pas mémorable ! Certaines ESN fonctionnent également dans un mode de pré-recrutement, vous placent chez un client pendant 2 ou 3 ans, sachant que si tout se passe bien la mission se terminera par une embauche chez le client. Mais en connaissance de cause pour le collaborateur ou la collaboratrice ; l’ESN peut alors constituer une bonne porte d’entrée pour ces clients finaux.

Heureusement, comme le fait remarquer Kévin, toutes les ESN ne fonctionnent pas sur ce modèle de “placement de produits”. Certaines ESN cherchent à construire des équipes cohérentes qui travailleront pour les clients depuis les locaux de l’ESN ou depuis le domicile en télétravail. Mais dans certains cas, on ne peut faire autrement que travailler à plein temps dans les locaux du client. Se pose alors le défi du sentiment d’appartenance. Quand on est en mission, on peut en effet avoir l’impression de faire partie des effectifs du client plutôt que de ceux de l’ESN. Surtout quand le client traite les prestataires avec les mêmes égards que ses propres effectifs ! Dans cette situation il est important de garder un contact entre le collaborateur ou la collaboratrice en mission et l’ESN. Cela passe par des points réguliers (dans mon équipe chez ASI le management organise un point de suivi de mission au moins tous les deux mois, en invitant le client, pour faire le point sur la mission, les difficultés et se fixer des objectifs), par l’organisation d’événements, techniques ou non, qui permettent de conserver des liens et maintenir une cohésion d’équipe. Ils peuvent être pilotés par l’ESN ou organisés par les équipes, avec souvent le soutien de la direction. Par exemple Sylvain explique que Zenika donne accès à ses locaux pour des activités organisées par des membres des équipes. Chez ASI un budget est alloué chaque année à chaque membre de l’entreprise pour organiser une activité. Mais comme le souligne Solène, attention au “bullshit d’entreprise” qui peut être oppressant, on a une vie à côté et tout est une affaire de dosage !

Une des autres critiques récurrentes sur les ESN est le niveau des salaires. Même si chaque cas est unique et qu’on peut être bien payé en ESN, autour de la table ronde on s’accorde à confirmer une tendance à des salaires plus bas dans les ESN par rapport aux startups, aux éditeurs ou aux clients finaux. Les écarts de salaire sont parfois même très importants et certaines ESN sont notoirement reconnues pour mal payer ! En début de carrière, l’accès à des missions diversifiées et très formatrices, ainsi qu’à une communauté technique qui favorise la progression, peut néanmoins compenser d’une certaine manière cet écart de salaire. Au-delà du niveau des salaires, Solène souligne les incohérences salariales au sein d’une même entreprise et Agnès la rejoint pour regretter qu’il faille mettre beaucoup d’énergie pour obtenir une augmentation. Mais Agnès rappelle que, ESN ou pas, le meilleur moyen d’avoir une belle augmentation est de changer de poste, voire de boîte ! Sylvain confie également avoir choisi Zenika plutôt qu’une startup qui lui offrait un salaire plus avantageux, en grande partie pour la stabilité de l’emploi que lui offrait une ESN, comparé à une startup qui peut fermer ou tailler dans ses effectifs du jour au lendemain, comme on peut le voir depuis quelques mois.

En lien avec ce problème des salaires, Kévin m’avait parlé lors de la préparation de cette table ronde d’appropriation de la valeur ajoutée par les ESN au détriment des “équipes de production”. Il précise son idée : cette appropriation n’est pas vraiment liée au monde des ESN mais au système capitaliste, dans lequel on vend sa force de travail à son employeur. Et dans le secteur de la tech les ESN ne sont pas les pires (“si on compare les taux de marge entre Cap Gemini et Google, pas sûr que ce soit Cap Gemini qui gagne !”). Mais Kévin souligne que le domaine de la tech nécessite des investissements moindres (avec une comparaison avec le projet de SCOP Sea France en 2012) et est donc propice à créer des modèles d’entreprise différents, comme les SCOP, pour mieux répartir la valeur ajoutée.

Enfin travailler dans une ESN est aussi synonyme d’une certaine précarité. D’abord parce que les prestataires sont les variables d’ajustement en cas de changement de stratégie ou de restrictions budgétaires. Sébastien se rappelle en particulier la crise des subprimes en 2008 qui avait donné de grosses sueurs aux ESN. Et beaucoup de personnes passées dans des ESN ont une histoire à raconter d’une mission dans laquelle on se plaît et qui s’arrête brutalement, du jour au lendemain ! Mais ce risque est quelque part une contrepartie de la diversité de missions qu’offre une ESN. Et surtout une fin de mission ne veut pas dire qu’on perd son travail (en tout cas pas tout de suite !), contrairement à un freelance ou un client final. Être en mission peut également générer des situations d’inconfort moral. Sébastien se souvient de clients qui lui faisaient clairement comprendre qu’en tant que prestataire il ne faisait pas partie de l’entreprise et qu’il était avant tout une “ressource”. Rude … Et puisqu’on ne choisit pas entièrement ses missions, on peut se retrouver chez un client ou sur un projet où ça se passe mal. Il est alors essentiel que l’ESN prenne en compte votre santé mentale. Mais trop souvent cela peut dépendre des managers, qui peuvent vous écouter ou rester sourd à votre demande … jusqu’à l’arrêt maladie ou la démission !

Comment définir une bonne ESN ?

Pour clore la table ronde, j’ai proposé définir ce qui caractérisait une bonne ESN. Évidemment, une bonne ESN c’est d’abord une bonne boîte ! Mais si certaines caractéristiques d’une bonne boîte (bonnes conditions de travail, salaire, sens donné au travail, ambiance, …) sont universelles, d’autres ont un peu plus d’importance dans une ESN.

Parmi les critères essentielles d’une bonne ESN, la qualité du management revient à plusieurs reprises. Un bon management c’est important dans n’importe quelle entreprise. Mais c’est encore plus vrai dans une ESN qui “vend” de l’humain et dont en tant que devs nous sommes la principale richesse. Une bonne ESN prendra donc soin de ses devs et ça passe d’abord par le management ! Bien manager, c’est savoir être à l’écoute de ses équipes, savoir leur faire confiance et être un bouclier contre la pression imposée par les clients, parfois l’entreprise elle-même, pour mettre les devs dans les meilleures conditions de travail. Bien manager c’est être à l’écoute des souhaits d’évolution de ses équipes et co-construire avec chaque personne un projet de carrière. Même si une entreprise peut encourager certaines pratiques de management et former ses managers, la qualité managériale reste d’abord une affaire de personnalité et de “feeling” entre manager et membre d’équipe. Et au-delà des aspects salariaux, un changement de manager est une cause fréquente de départ.

Un autre critère cité à plusieurs reprises est la transparence, sur les salaires (avec pourquoi pas une grille de salaires), sur la santé de l’entreprise, sur les missions (ne pas chercher à cacher les difficultés d’une mission !). Pour Agnès, l’information doit être descendante, venir à vous, vous n’avez pas à faire l’effort d’aller la chercher. Et les outils de communication (mails, messagerie) ne suffisent pas, il faut prévoir des points individuels et des réunions d’information régulières. Cette transparence est évidemment favorisée par le management horizontal. Et, comme le rappelle Kévin, elle est naturelle dans le cadre d’une SCOP où tout le monde participe aux décisions.

Comme vu précédemment, l’existence d’une communauté technique est également essentielle. Elle permet à chacun d’échanger avec des pairs et de progresser, en particulier quand on est junior.

Sébastien considère également l’importance d’avoir ue bonne équipe commerciale, qui connaît bien le marché, les problématiques du client, qui garde le contact régulier avec vous chez le client. Des commerciales et commerciaux qui seront donc à même de favoriser le bon déroulement des missions.

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